C’était le printemps. Quelques années après l’indépendance. Beaucoup étaient encore à la joie de la liberté retrouvée. Beaucoup, mais pas tous.
Mina vomissait sa vie par ses tripes. Son départ était aussi douloureux que son vécu.
Un feu intérieur la dévorait jusqu’à lui faire oublier les raisons de son geste.
Raté le deuil qu’elle s’était promis de faire d’elle-même, de sa vie, du dernier regard des autres sur elle. Elle aurait dû prendre un autre produit plus doux…
C’est sur ce dernier constat d’échec qu’elle s’arrêta de vivre, de souffrir. Elle avait 29 ans.
Une vieille fille, comme disaient ses voisins et la femme de son père.
Aïcha fût bouleversée par le geste de son amie. Elle qui était si croyante ! pensa-t-elle naïvement. Comme si la croyance en Dieu pouvait empêcher le désespoir de s’abattre sur nous comme un oiseau de proie, jusqu’à nous étouffer. Sous le regard indifférent ou impuissant des autres, de ses proches.
Mais en y réfléchissant de près, elle se dit que, elle aussi, si elle n’avait pas ses enfants, rien ne l’attacherait plus à la vie.
Elles avaient le même âge. Mais elle, elle s’était mariée et a eu trois enfants. Ils sont encore tout petits et ont besoin d’elles. C’est pour eux que tous les matins elle se lève, travaille et fait semblant de vivre. Tous les soirs elle retrouve avec un soupir de plaisir son lit en répétant inlassablement la même phrase : « heureusement qu’il y a la nuit ! ». La nuit et l’oubli dans le sommeil.
Elle était bien placée pour comprendre le geste de son amie car elle aussi en tant que jeune veuve, elle n’était pas vraiment « fréquentable », malgré sa conduite irréprochable et la famille respectable dont elle est issue. Les femmes seules dans ce pays sont très seules. Qu’elles soient célibataires, veuves ou pire, divorcées. Elles n’ont ni les mêmes droits, ni les mêmes devoirs. Déjà qu’être femme n’est pas facile ! Mais sans la protection d’un mâle, cela devient inhumain. Après la mort de son mari, elle n’avait pas d’autre choix que de retourner vivre chez ses parents pour être sous la tutelle de son père. De toute façon, elle ne pouvait faire autrement. Elle n’avait pas la force d’affronter la vie, la société sans la « couverture » d’un homme pour la protéger. Mais pas question de se remarier : elle voulait préserver ses enfants.
Elle était du genre soumise. Et elle perpétuait inconsciemment cette société patriarcale par l’éducation qu’elle donnait à son unique fille, l’aînée de ses 3 enfants. En classe, elle faisait de même avec ses élèves. Plus par lâcheté, par peur de prendre des décisions, d’être confrontée à des situations qui très vite la dépasseraient, que par conviction.
Elle sentait gronder cette révolte contre cette domination patriarcale aussi bien chez certaines de ses élèves filles que chez sa propre fille. Elle en avait peur.
Alors elle répétait inlassablement à sa fille pour la responsabiliser très tôt :
« Si tes frères ont froid, réchauffe-les, s’ils ont faim, nourris-les, s’ils sont malades, soigne-les ». Tu es l’aînée mais tu es surtout une fille. Bref, servir les mâles, tout le temps, envers et contretout doit être la destinée principale de la fille, de la femme ! En plus de porter leur honneur au bout de notre hymen.
« Soit lion et manges-moi ». C’est un proverbe algérien qui signifie que seules les personnes de savoir et de courage sont respectables et respectées. Or, malheureusement, nos hommes, élevés dans du coton, n’ont souvent ni la force morale, ni la même résistance et persévérance, voire clairvoyance face aux évènements de la vie que les femmes. Comment peut-on respecter quelqu’un qu’on méprise presque.
Après l’enterrement de son amie, Aïcha garda pendant des jours, un goût amer dans la bouche comme si c’était elle qui avait avalé le poison. Elle avait l’impression que son cœur avait rétrécit, elle éprouvait des difficultés à respirer. Même ses enfants l’énervaient. Elle traînait son chagrin de pièce en pièce, vacant à ses obligations ménagères du week-end. Surtout ne rien laisser transparaître à ses parents. Ils désapprouvaient totalement le geste de Mina, l’amie et collègue de leur fille même s’ils l’aimaient beaucoup. Il n’était pas question de paraitre solidaire ou même compréhensive vis-à-vis de son acte sinon elle deviendrait suspecte. Le suicide est tabou. C’est une offense à Dieu Les souffrances endurées sont secondaires car ce sont des épreuves voulues par Dieu ! Un Dieu sadique, en somme.
A l’école, elle avait hérité d’une partie des élèves de son amie, en attendant que l’académie trouve une remplaçante. Elle revoyait dans chacune d’elle, un geste, une parole de son amie défunte. C’est normal, elle avait été tellement aimée de ses élèves.
Le cœur d’Aïcha ne finissait pas de rétrécir et sa peine de s’alourdir. C’est ainsi qu’elle eut sa première crise d’hystérie provoquée par quelques remontrances faites par son père à son fils. Un banal problème d’enfants. Elle sentit alors un grincement dans sa tête, comme une porte qui cède à la violence des flots. Une forte envie de crier, de pleurer, de se dissoudre dans sa douleur. Elle y céda, totalement, emportée par une sourde douleur. Elle eut l’impression de couler dans un océan et de s’y diluer. Qu’importe la réaction des autres. Qu’importe la curiosité des voisins. Elle oublia ses parents, ses enfants, le monde entier et se roula par terre, s’arrachant les cheveux, se griffant le visage, prenant Dieu et les autres à témoin de ses malheurs, de sa souffrance. Reprochant même à son mari d’être mort si jeune la laissant seule avec trois enfants.
Sa mère, courageuse et habituée aux situations les plus difficiles, lui mit une clé dans la main pour conjurer les djinns, lui fit respirer du citron, du parfum, récita quelques versets du coran notamment « Ayate El Koursi », lui fit boire de l’eau de fleur d’oranger. Ses enfants la regardaient, les yeux écarquillés, bouleversés de voir leur mère habituellement si douce, si gentille transformée en furie. Mais ils s’habitueront par la suite de la voir exorciser sa douleur par ces crises qui les effrayaient. Les jours suivant la crise, ils la verront traîner son corps fatigué d’une pièce à l’autre de la maison, la tête enserrée dans un foulard, avec quelques rondelles de citron ou de pomme de terre aux tempes. Puis tout redevenait normal.
Les jours s’égrenaient au rythme monotone d’une existence dans une ville où tout le monde se connaît et s’observe. Entre l’école, la maison et le hammam hebdomadaire, elle ne connaissait que très peu du monde extérieur jusqu’au jour où sa fille, devenue adulte l’a prise par la main pour l’emmener d’abord à la découverte de son propre pays puis vers d’autres pays et cultures. D’autres ailleurs.
C’est vrai qu’elle adore ces moments d’évasion. Mais elle ne connait toujours pas la sérénité.Son bonheur a été enterré avec son mari. Un psychanalyste, après un épisode douloureux, lui a dit qu’elle avait fait le deuil d’elle-même. Elle est devenue une morte-vivante : morte pour elle-même, vivante pour ses proches.
L’espoir avait plié bagage depuis quelques années déjà et la vie au jour le jour a remplacé les promesses et les projets. Sa dépression a toujours été latente et empêchait la joie de s’installer dans sa vie et celle de son entourage.
Ses crises d’hystérie se sont raréfiées car la souffrance est devenue le lot de tous. Plus personne n’est épargné. La mort s’est banalisée. Le quotidien de plus en plus difficile à vivre. Au moins avant, pendant l’autre guerre, contre le colonialisme, de 1954 à 1962, très peu suffisait pour vivre et l’épicier du coin faisait crédit. On vendait les œufs par unité, l’huile par quart de litre. Malgré l’absence des hommes, au maquis ou en prison, une solidarité réelle existait entre les membres d’une famille, entre voisins. Et surtout, il y avait cet immense espoir de vivre dignement après l’indépendance. Aujourd’hui, avec cette sale guerre (1990-2000), tout le monde se méfie de tout le monde. Les familles se déchirent. Avec les difficultés à joindre les deux bouts et la misère qui est entrée par la grande porte, les gens ont tendance à se recroqueviller sur eux-mêmes, à être plus égoïstes, moins humains. Dès les années 80, la consommation effrénée a remplacé cette solidarité si précieuse. Le terrorisme l’a définitivement achevée. La religion qui avait unie la majorité des soldats qui se battaient presque à mains nus contre le colonialisme français a divisé le pays.
Parfois, Aïcha a des moments de lucidité et se dit, que comparée à d’autres elle a encore de la chance. Si seulement ses garçons pouvaient être un peu plus souvent à la hauteur des situations et que sa fille soit moins rebelle, plus aux normes. Alors elle regarderait ce monde avec plus de douceur, moins de frustrations. Elle se rappelle souvent, en souriant, de sa grand-mère, qui, dès qu’elle se mettait en colère, se prenait la gorge entre ses mains pour simuler l’étranglement, en appelant la mort, « cette chienne ! Même elle, ne veut pas de moi !». Pourtant, un jour elle mourut, seule comme une chienne, sans que personne ne s’en aperçoive ! Il y avait pourtant du monde dans la maison.

Samia Chabane