Le cimetière musulman de l’île Sainte Marguerite

Le cimetière musulman de l’île Sainte Marguerite

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Dans cette île au large de Cannes, reposent les corps de près de 600 Algériens morts en déportation, dont plusieurs membres de la Smala d’Abd el-Kader. A un peu plus d’un kilomètre au large de la ville de Cannes, commune dont elle fait partie, se trouve l’île Sainte Marguerite, une des quatre îles de Lérins, petit bout de terre de 2,1 km

Cette île à la nature enchanteresse est visitée tout au long de l’année par de nombreux touristes. Bien peu, cependant, parviennent jusqu’à un très discret cimetière, à peine indiqué et enfoui dans les bois, où se distingue difficilement la trace de nombreuses sépultures. Sans que personne puisse en dire le nombre exact ni à qui chacun des espaces entourés de pierres correspond, reposent là les restes de plusieurs personnes, hommes, femmes et enfants décédés en captivité au cours du XIX ème siècle. Quelque six cents dépouilles. Presque tous des Algériens, dont plusieurs membres de la Smala de l’émir Abd el-Kader qui moururent en ces lieux après y avoir été déportés suite à la prise de celle-ci le 16 mai 1843.Le fort construit sur cette île dans la première moitié du XVII ème siècle, est rapidement devenu prison d’État. C’est dans ses murs, en particulier, que fut enfermé, de 1687 à 1698, un mystérieux prisonnier porteur d’un masque de fer. Entre 1817 et 1820, deux cents mamelouks d’Égypte y auraient été internés. Le 30 avril 1841, le ministre français de la Guerre, le maréchal Soult, publie un arrêté stipulant que « seront traités comme prisonniers de guerre et transférés dans un des châteaux ou forteresses de l’intérieur pour y être détenus, les Arabes appartenant aux tribus insoumises de l’Algérie qui seraient saisis en état d’hostilité contre la France ». Le fort de l’île Sainte Marguerite est le plus important centre de détention choisi. De 1841 aux dernières années du XIX ème siècle, s’y retrouveront ainsi plusieurs centaines d’Algériens pris « en flagrant délit d’insurrection, les conspirateurs armés, les chefs devenus suspects à cause de leurs relations avec l’ennemi ou de leur résistance persévérante à la domination française ». Parfois aussi leurs femmes et leurs enfants.

Les prisonniers de la Smala

Les premiers détenus algériens de l’île Sainte Marguerite furent, dès le printemps 1841, le cheikh de la tribu insoumise des Abd-en-Nour, Sadik Ben Mochnach, l’ancien « premier ministre » du bey de Constantine, Ali Ben Aïssa, de la tribu des Beni Fergan, et le cheikh Bel Hamlaoui qui avait été nommé un temps par la France khalifa de la Ferdjioua. Dès juillet 1841, le fort compte 40 prisonniers algériens. En novembre : 100. Un an plus tard: 350. Avec la prise de la Smala de l’émir, le nombre des détenus monte à 550, dont une proportion impressionnante de femmes et d’enfants. L’historien Xavier Yacono a ainsi relevé que, entre juin et juillet 1843, selon le décompte du commandant de la place, sont arrivés au fort Sainte Marguerite 290 membres de la Smala capturées par le prince Henri d’Orléans, duc d’Aumale. Il s’agit principalement des hommes ( 49 ), des femmes ( 113 ) et des enfants ( 89 ) des familles de deux khalifa de l’émir Abd el-Kader, Bel Kharoubi et Mohamed Ben Allal, de membres des tribus Hachems Cheragha et Hachems Gharabah, et de leurs domestiques des deux sexes ( 39 ).Les conditions de vie dans la forteresse sont très dures. Il fait très chaud en été, très froid en hiver. La promiscuité est la règle, en raison du manque d’espace disponible pour loger décemment toutes les personnes retenues. Chargé des prisonniers, alors que les locaux n’ont pas encore été agrandis, le docteur Bosio s’inquiète, fin 1843, auprès des autorités, du fait que chaque individu ne dispose que de huit mètres cubes d’air « quantité reconnue insuffisante même pour des soldats, à plus forte raison pour des prisonniers qui, sous le rapport de l’air, doivent être traités comme des malades, à raison de seize mètres cubes ». Une cour cernée d’un mur de 5, 60 mètres de haut permet les promenades. Les détenus font eux-mêmes leur cuisine, et des rations de bois leur sont données quotidiennement à cette fin. La nourriture est pauvre, et dans les premiers temps (750 grammes de pain, 60 grammes de riz et un peu de sel chaque jour par personne ), elle ne correspond pas aux habitudes alimentaires des prisonniers. L’eau disponible est, quant à elle, insuffisante et parfois polluée. Une partie des prisonniers est également arrivée au fort avec des maladies : syphilis, maladies cutanées et du cuir chevelu, rhumatismes, ophtalmies chroniques… Tout cela explique qu’il y a eu, très vite, de nombreux décès, en particulier chez les enfants. Les morts ont été enterrés dans le sous-bois, dans un « carré » délimité à cet effet, de manière très sobre comme le veut la tradition musulmane, les tombes n’étant constituées que de petits tumulus de terre entourées de pierres.Les prisonniers de la Smala d’Abd el-Kader ont été répartis, à leur arrivée, en trois classes : dans la première ont été regroupés « les chefs et personnages marquants, sous les rapports politiques et religieux » ; dans la seconde « les individus de moindre importance, les serviteurs composant la maison des prisonniers de 1 ère classe, et les enfants de 10 à 15 ans » ; dans la troisième « tous les domestiques et tous les enfants de 2 à 10 ans ». Mais les différences de traitement entre les uns et les autres restent minimes. Le problème de tous est l’oisiveté. Les prisonniers se préoccupent de la propreté des espaces qu’ils occupent, peuvent se baigner trois fois par semaine, disposent d’un local servant de mosquée. Une école a été ouverte pour les enfants, auxquels peuvent aussi participer les adultes désireux d’apprendre à lire et à écrire.


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Prisonniers arabes au Fort Sainte Marguerite ( XIX ème siècle)

Un lieu de mémoire pour la réconciliation des peuples

Les prisonniers de la Smala sont restés plus ou moins longtemps à l’île Sainte Marguerite. Un petit nombre a été libéré dès la fin de 1843, plusieurs au cours de 1844. En 1846, une centaine semble encore détenue. Les derniers membres de la Smala de l’émir seront élargis en janvier 1848, parmi lesquels Mohammed bou Chentouf, ancien caïd des Hachem Gharaba, et Ahmed ould el Aoufi, frère du bach-chaouch d’Abd el-Kader. Mais le fort de l’île Sainte Marguerite va accueillir encore bien d’autres détenus algériens, acteurs des différentes révoltes qui n’ont cessé de contrarier la conquête française de l’Algérie. Ainsi, encore en 1882, le ministre de la Guerre fait envoyer vers ce lieu 287 « indigènes algériens ». Parmi les détenus du dernier quart du XIX ème siècle, on note la présence de prisonniers de la révolte dite « de cheikh Mokrani et de cheikh el-Haddad » de 1871, dont le cheikh Ali Ben Cheikh et le Cheikh Kaci, ainsi que les condamnés pour l’insurrection de l’oasis d’El-Amri en 1876. Il y aura, également, des prisonniers « kroumirs » de la campagne militaire française en Tunisie de 1881. Certains ne recouvreront jamais la liberté et rejoindront les morts de la Smala de l’émir dans le « cimetière musulman ». Un cimetière qui demande à être restauré, restructuré, transformé en un lieu de mémoire au service de la réconciliation des peuples.

Christian Delorme

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