Le réalisateur prodige du cinéma israélien Nadav Lapid est de retour pour son 4e film, plus enragé que jamais. Ça commence fort ! Dès le début un titre énorme sur un fond blanc et une moto pétaradante nous assaillent et nous donnent le ton du nouveau film de Nadav Lapid : un film nerveux, agressif et désespéré.
Depuis le début de sa filmographie, le réalisateur israélien n’a pas de mots assez durs pour son pays et sa société. Après Le Policier qui parlait d’un pays malade de son virilisme, après L’Institutrice, peinture d’une société gangrénée par le consumérisme, après Synonymes qui ne semblait voir d’autre échappatoire que l’exil, Lapid enfonce le clou avec ce film dans sa critique d’Israël tout en ajoutant une dose supplémentaire d’ambiguïté à son discours.
L’histoire : le réalisateur Y (Avshalom Pollak) qui prépare un film sur la jeune militante palestinienne Ahed Tamini, se rend dans un village perdu de l’Arabah où est projeté un de ses films. Il y rencontre Yahalom (Nur Fibak), employée du ministère de la culture. Rapidement, un rapport de séduction s’opère entre eux, mais le formulaire du ministère de la culture qu’Y doit remplir et que ce dernier voit comme un cas flagrant de censure de la part de l’Etat, va empoisonner leur relation.
Ainsi le sujet du titre du film, le genou de cette (authentique) jeune militante, arrêtée pour avoir giflé un soldat et qu’un député menaçait d’une balle dans la rotule, n’est finalement qu’un prétexte pour décliner les questionnements de la place de l’artiste dans la société et de la légitimité de sa parole. Si du genoux d’Ahed il n’est presque plus question à partir de la 5e minute du film, son propos semble hanter tout le reste du métrage : Y vit dans un pays où un député peut demander que l’on mutile des adolescentes.
Israël est effectivement un personnage à part entière du film. Il est surtout décrit à travers cette vallée hostile de l’Arabah que Lapid entend présenter comme le miroir de sa société. Il s’agit d’une contrée mortifère écrasée par un soleil de plomb et ravagée par un réchauffement climatique déjà à l’œuvre qui ruine les agriculteurs. Les éléments symbolisant la détérioration de la société israélienne ne manquent pas : depuis les poivrons pourris au bord de la route au cancer de la mère du réalisateur. Même le lac sorti du désert et qui semble nous promettre, en même temps qu’au protagoniste, un instant de grâce cache en son sein les cadavres de vaches noyées. Comme dans Synonymes aucune issue ne semble possible hormis la fuite (ce que le dernier plan laisse supposer).
L’esthétique participe à ce désespoir par une série de partis pris que d’aucun pourrait qualifier de déroutant : des vas et viens incessants menés par une caméra tremblante ; un travail sur le son où les moteurs, les cris et les sifflements de micro frisent la saturation… Tout est fait pour créer tout au long du film un sentiment de malaise et d’inconfort, traduction de la folie d’un pays. Folie aussi du protagoniste qui laisse entendre qu’il aurait également pris part dans cette jeunesse à cette démence.
Car si le portrait d’Israël est sans concession, Lapid a néanmoins la sagesse d’éviter la posture complaisante de l’homme révolté ayant raison contre tout le monde. Si Y est l’alter-égo de Lapid, ce dernier a alors une bien piètre opinion de lui-même, son héro étant un personnage arrogant et manipulateur, aux méthodes douteuses. La principale trame narrative du film est à ce titre le piège tendu à la jeune directrice adjointe, Y souhaitant l’enregistrer à son insu quand elle avouera les intentions liberticides de son ministère. Malgré la sympathie que peut avoir Yahalom à son égard et le fait qu’elle partage ses opinions vis-à-vis de la politique culturelle du pays, Y est prêt à la sacrifier pour un simple coup d’éclat. Ce qui fait moins d’Y un hardi combattant de la liberté d’expression qu’une figure diabolique, comme il le dit lui-même (allusion renforcée par les lettres rouges alors projetées sur son visage), porteuse de chaos et de division. Un prédateur comme en témoigne sa chemise à motif léopard s’opposant au motif floral de la robe de sa proie qui a le malheur d’espérer pouvoir changer les choses de l’intérieur. Un être vénéneux mais dont le venin, comme celui des abeilles mentionnées dans le film, pourrait avoir des vertus curatives.
Ainsi, Le Genoux d’Ahed apparaitra pour beaucoup comme un film bien peu aimable (car étudié pour ne pas l’être). Mais par son énergie et son fourmillement d’idées cinématographiques il constitue une œuvre provoquante et pessimiste dont on ne ressort pas complètement indemne.
David Olivesi