Hadj Mahieddine (1790-1837), le premier résistant à la colonisation française.

Hadj Mahieddine (1790-1837), le premier résistant à la colonisation française.

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Descendant d’une famille maraboutique, Mahieddine Essghir Sidi Embarek a joué un rôle central dans les années décisives qui ont suivi le débarquement français de 1830.

Il y a presque six ans, l’auteur Ahmed Merabek Ben Allel et l’historien Nicolas Chevassus-au-Louis, publiaient une remarquable biographie consacrée à un des principaux compagnons de lutte de l’émir Abd el-Kader : Mohammed Ben Allel Sidi Embarek, mort au combat contre les Français le 11 novembre 1843 (« La tête dans un sac de cuir », aux Editions du Tell ). Les deux auteurs nous offrent à présent un nouvel ouvrage, paru en octobre 2016 aux Editions Dar Khettab, qui nous emmène aux sources de la résistance algérienne à la conquête française, « Premiers combats. Hadj Mahieddine Essghir Sidi Embarek, pionnier de la résistance algérienne ».

Qui connait Hadj Mahieddine ? On est obligé d’en prendre acte : très peu de monde. Pourtant, aux débuts de la conquête coloniale française, il fut, avec Ahmed Bey, de Constantine, et l’émir Abd el-Kader, issu de l’Ouest algérien, l’une des trois premiers grands chefs de la résistance à la colonisation, l’un des adversaires les plus acharnés. Son engagement a même précédé celui des deux autres héros, et il est juste de le considérer comme étant, avec l’émir Abd el-Kader, un des fondateurs de la Nation algérienne moderne.

Le descendant de Sidi Ali Embarek, saint patron de Koléa

Mahieddine Essghir Sidi Embarek a vu le jour autour de 1790, dans la zaouia de Koléa, ville située à environ 30 kilomètres du sud-ouest d’Alger. Il descend de Sidi Ali Embarek, le renommé saint patron de cette ville, un érudit et mystique de la tribu des Hachem, né dans la région de Mascara au XVII ème siècle de l’ère commune. Au moment de la venue au monde de Mahieddine, l’Algérie est désignée globalement sous les noms de Régence d’Alger ou de Maghreb Central, et elle se trouve toujours – depuis trois siècles – sous la domination des Ottomans, même si ces derniers sont loin d’exercer leur autorité sur tout le territoire et sur toutes les tribus ( d’autant plus que les deys sont fréquemment assassinés par d’autres prétendants! ). Le pays connait souvent des catastrophes dévastatrices : invasions de sauterelles, sècheresses, famines, épidémies… Une première trace de Mahieddine nous est donnée par une chronique du doyen des Chorfas d’Alger de l’époque, qui rapporte que celui-ci, tout jeune homme, est intervenu efficacement, en 1805, comme médiateur entre le dey d’Alger Mustapha Pacha et une tribu qui s’était révoltée, les Mouzaïas. Le récit qui a été conservé témoigne de l’influence de la famille maraboutique Embarek dans tout l’Algérois, et des qualités du jeune Mahieddine. Sous la conduite de son père ( qui s’appelait également Mahieddine ) et des sages de la zaouia, ce dernier a bénéficié, depuis ses premières années, d’une formation classique destinée à faire de lui un savant religieux et un érudit arabe.

Dans les années 1820, ayant atteint la trentaine, Mahieddine entreprend de faire le grand pèlerinage jusqu’à La Mecque, qui comporte alors, pour un homme de sa qualité, des séjours au Caire et à Damas, haut-lieux de la culture musulmane. Non seulement visite-t-il la prestigieuse mosquée-université d’Al-Azhar, mais encore découvre-t-il les réformes mises en œuvre en Egypte par le pacha Méhémet Ali, le vice-roi d’origine macédonienne d’humble extraction, qui avait décidé de développer son pays d’adoption à l’égal des sociétés européennes. Au Caire et à Damas, Mahieddine découvre les chrétiens arabes dans leur diversité qui n’existent pas en Algérie, mais aussi d’autres composantes de l’islam et d’autres religions comme celle des Druzes. Il fait halte à Jérusalem, ayant la joie de pouvoir se recueillir dans la mosquée El-Aqsa et au Dôme du Rocher.

A son retour, Hadj Mahieddine trouve une Régence d’Alger en pleine ébullition, qui est entrée dans un grave conflit avec la France, à laquelle pourtant le dey Hassan avait prêté de fortes sommes d’argent alors que ce pays était ruiné, souvent affamé, à la suite des nombreuses guerres dans lesquelles il avait été engagé depuis la Révolution de 1789. Les choses s’enveniment très vite. Le 30 avril 1827, ayant réclamé une fois de plus le remboursement de la créance, le dey Hussein, successeur d’Hassan, se laisse aller à un geste d’humeur à l’encontre du Consul de France : le fameux « coup d’éventail ». En représailles, la France du roi Charles X décide le blocus du port d’Alger. Puis, trois ans plus tard, le 14 juin 1830, les Français débarquent à Sidi Ferruch. Début juillet 1830, le dey ayant fait sa reddition, ils s’emparent d’Alger dont ils pillent honteusement les richesses, ne respectant même pas les fondations religieuses.

« L’agha des Arabes » de l’Algérois

On aurait pu penser que le monde musulman viendrait au secours de la ville d’Alger. Il n’en fut rien : ni le sultan de Constantinople, ni le pacha d’Egypte, ni celui de Tripoli, ni le dey de Tunis, ni le sultan du Maroc ne bronchèrent… Le 23 juillet 1830, quelques tribus de l’Algérois jusque-là alliées des Turcs se réunissent au bordj de Tementfous pour décider de la conduite à tenir. Elles optent pour la guerre que le chef de la puissante tribu des Flissas, Mohammed Ben Zamoun, membre de l’aristocratie guerrière, se déclare prêt à mener. Hadj Mahieddine, lui, est resté à l’écart de ce rassemblement, se méfiant de ces tribus « makhzen » qui ont servi les Turcs et qui sont dirigées par la noblesse d’épée. Surtout, fondamentalement homme de religion et de paix, il veut se donner le temps de l’observation et de la compréhension de ce qui se passe. Or les Français n’ont pas encore prévu de prendre possession de toute l’Algérie.

Quelques jours après la conquête d’Alger, une révolution parisienne chasse le roi Charles X, qui est remplacé par son cousin Louis-Philippe. Au maréchal de Bourmont succède, en Algérie, en tant que commandant en chef de l’Armée d’Afrique, le général Bertrand Clauzel qui, avide de conquête, va mener durant quelques mois des actions militaires désordonnées et souvent cupides. Il est rapidement remplacé  par un militaire honnête, le général Pierre Berthezène, dont la mission n’est pas de conquérir l’Algérie mais de conserver simplement Alger et d’en faire une enclave française permettant de contrôler le trafic en Méditerranée ( ce que les Espagnols avaient fait  longtemps d’Oran, et les Anglais de Gibraltar ). Ce général, arrivé à Alger le 21 février 1831, se rend quelques  mois plus tard dans la Mitidja à la tête d’une petite colonne, et il vient visiter Koléa où il est accueilli par Hadj Mahieddine. Conscient de l’importance du chef maraboutique, le général lui propose de le reconnaître comme « agha des Arabes », disposant des quasi-pleins pouvoirs sur les tribus de l’Algérois, ayant avec lui la force publique et assurant la justice. Hadj Mahieddine accepte, car pour lui, dès lors que les Français se cantonnent à la ville d’Alger, maintenant qu’elles sont débarrassées des Turcs, les tribus vont pouvoir devenir pleinement maîtres de leurs terres, libérées des impôts et des razzias, une indépendance perdue depuis trois siècles. En quelques mois, l’agha Mahieddine Essghir Sidi Embarek va parvenir à redonner paix et prospérité à tout l’Algérois.

La bataille de Boufarik : un acte fondateur

Malheureusement, le général Berthezène, victime des ressentiments de son prédécesseur et de divers milieux « colonistes » lui reprochant ses sympathies pour les Arabes, est rappelé à Paris à Noël 1832. Son successeur, le général Jean Marie René Savary, duc de Rovigo, ancien ministre de la police de Napoléon 1er, va très vite se comporter de manière méprisante à l’égard de Hadj Mahieddine qu’il considère comme son obligé. De surcroit, il commence à se rendre coupable d’opérations sanglantes contre des tribus. Une spirale infernale se met en route, les humiliations et exactions causées par le général Savary entrainant des révoltes tribales, qui font dès lors l’objet de violentes répressions. Inquiet de la tournure que prennent les évènements, l’agha des Arabes écrit, le 7 juin 1832, une longue lettre au roi Louis-Philippe en personne, à qui il s’adresse non pas comme un sujet à son souverain, mais comme un monarque à un autre monarque. La lettre ne recevra pas de réponse, et les incidents entre les troupes françaises et les tribus ( conduites notamment par les chefs Mohammed Ben Zamoun et Sidi Saadi ) vont se multiplier. Dans la nuit du 1er au  2 octobre 1832, le général Savary envoie le général Brossard à Koléa, à la tête d’une colonne armée, pour qu’il se saisisse d’Hadj Mahieddine, et une autre colonne conduite par le général de Faudoas, pour qu’elle réprime les tribus en rébellion de la région de Souk-Ali, près de Boufarik. Or Hadj Mahieddine a déjà rejoint les tribus avec soixante cavaliers et deux cents fantassins, et il va, ainsi, participer au premier rang à la bataille qui va se dérouler ce 2 octobre dans la plaine de Boufarik.

Cette bataille de Boufarik a été le premier affrontement d’envergure entre l’armée française et des tribus algériennes coalisées, et Hadj Mahieddine en a été la figure la plus éminente. On peut la considérer comme l’acte fondateur de la résistance algérienne à la colonisation ( le jeune Abd el-Kader ibn Mahieddine ibn Moustapha n’a été proclamé émir par trois tribus de l’Ouest que le 21 novembre 1832 à Ghris ). L’étendard du descendant de Sid Ali Embarek a été pris par les Français et il sera longtemps exposé, les années suivantes, en l’église des Invalides à Paris. Hadj Mahieddine Essghir Sidi Embarek est parvenu à échapper aux Français, mais plusieurs de ses parents ont été faits prisonniers. Il doit abandonner Koléa et s’installe dans les montagnes de l’Atlas. L’homme de paix, de spiritualité et de culture ne désire toujours pas devoir devenir un chef de guerre, mais les évènements vont l’y contraindre.

Le général Savary ne savourera pas longtemps sa relative victoire : atteint d’un cancer à la gorge, il meurt quelques mois plus tard. Un autre ancien officier des guerres révolutionnaires lui succède : le baron Théophile Voirol. Chargée d’enquêter sur les trois années de présence militaire en Algérie, une commission de la Chambre du Parlement en évalue le coût très lourd, dénonce même les abus du commandement de Savary, mais n’en préconise pas moins l’occupation définitive de la Régence d’Alger. Dés lors, l’ancienne régence de l’Empire ottoman va devenir une colonie militaire rattachée au Ministère français de la Guerre.

L’alliance avec l’émir Abd el-Kader et la mort

Hadj Mahieddine écrit en avril 1833 une première lettre au général Voirol, demandant la libération des siens et affichant encore ses désirs de paix. Le chef spirituel de Cherchell, Mohamed ben Aïssa el Berkani, fait de même quelques jours plus tard, affirmant que, après s’être réunis, tous les grands chefs et toutes les tribus de l’Algérois, de la plaine de la Mitidja à l’Atlas et jusqu’au Chélif, sont avec Hadj Mahieddine. Mais les Français restent sourds à toute proposition de négociation. Pourtant, ils ne tiennent qu’une toute petite partie du territoire algérien, autour des villes d’Alger, d’Oran, de Bône et de Bougie. Le bey Ahmed, un Khouloughli ( métis de Turc et d’Arabe ), reste le maître du Constantinois. Les Français n’osent encore pas s’aventurer dans les montagnes de la Kabylie. Le centre du pays leur échappe complètement. A l’Ouest, l’influence française est très faible, sinon à Oran, mais à Mascara, un cheikh nommé Abd el Kader ibn Mahieddine, fils d’un cheikh de la Confrérie Qadiriyya que le sultan du Maroc a reconnu comme son « khalifa » ( lieutenant ) dans la région, a établi son autorité et cherche à l’étendre bien au-delà. Hadj Mahieddine, de son côté, apparaît comme la grande référence de la plupart des tribus de l’Algérois.

Alors que Abd el-Kader s’efforce d’installer son pouvoir dans l’Oranie, devant combattre pour cela Kouloughli, tribus de la noblesse guerrière autrefois associées aux Turcs, et Français, Hadj Mahieddine organise l’Algérois pour qu’il s’érige en territoire imprenable par les Français. Un nouveau commandant militaire d’Oran, le général Louis Alexis Desmichels, a entrepris de sa propre autorité de négocier avec Abd el-Kader. Il en a résulté le « Traité Desmichels » du 26 février 1834, qui reconnaît à Abd el-Kader le titre d’émir des croyants et la capacité de traiter avec les dirigeants français comme d’égal à égal. A partir de ce moment, Abd el-Kader, qui a en tête la formation d’un véritable Etat, cherche à exercer son influence au-delà du Chélif, au moins sur le territoire du beylicat turc de Titteri. Il a même le projet de pacifier la plaine de Mitidja, dominée par la tribu guerrière des Hadjoutes inféodée à la famille Embarek ! En avril 1835, il franchit, de fait, le Chélif.  Hadj Mahieddine, qui a établi son campement à El-Attaf, accepte de l’accueillir. Après une longue discussion, Hadj Mahieddine Essghir Sidi Embarek accepte de devenir le « khalifa » de l’émir Abd el-Kader, gardant autorité sur l’Algérois et le Titteri, avec Miliana pour capitale.

 

Les troupes d’Abd el-Kader et d’Hadj Mahieddine vont devoir combattre ensemble les troupes d’un chérif nommé Hadj Moussa, qui avait pris l’initiative de lancer une nouvelle guerre sainte depuis Médéa. Leur alliance va obliger les Français à combattre sur deux fronts : l’Algérois et l’Ouest. Installé à Miliana avec la dignité de bey, Hadj Mahieddine à la fois animait la résistance armée aux entreprises françaises, et oeuvrait à la construction du nouvel Etat pensé par Abd el-Kader.

En 1836, Hadj Mahieddine est au faîte de son pouvoir. Cependant, est réapparu en Algérie, cette fois comme gouverneur général d’Alger, le maréchal Bertrand Clauzel, qui va rapidement infliger de lourdes défaites à Abd el-Kader. Pour compenser ses revers en Oranie, l’émir revient à Médéa en 1837, et installe à la tête de la ville son frère Moustapha. Finalement, il signe un nouveau traité de paix – le « Traité de la Tafna » –, le 30 mai 1837, avec le général Thomas Robert Bugeaud, commandant l’armée d’Oran ( sans que le maréchal Clauzel soit consulté ! ). Le but de l’émir est, manifestement, de gagner du temps pour pouvoir édifier l’Etat qu’il veut. Le traité signé avec Bugeaud sacrifie, en particulier, la cité de Koléa abandonnée au pouvoir des Français, ce qui révolte Hadj Mahieddine. Cependant, il va rester totalement loyal à l’émir, se refusant à faire le cadeau de la discorde aux Français.

Le 11 juillet 1837, Hadj Mahieddine Essghir Sidi Embarek est malheureusement emporté par le choléra. Son corps repose depuis dans la mosquée de Sidi Ahmad Ben Youcef à Miliana. Son  neveu Mohammed Ben Allel Sidi Embarek reprendra le combat en 1839 et sera tué par les Français le 11 novembre 1843. Ses fils Kaddour et Sidi Allel se retrouveront en captivité à Amboise avec l’émir Abd el-Kader.

Christian Delorme

Source : Ahmed MEBAREK BEN ALLEL et Nicolas CHEVASSUS-AU-LOUIS : « Premiers combats. Hadj Mahieddine Essghir Sidi Embarek, pionnier de la Résistance algérienne », Editions Dar Khettab, Alger, 2016.

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