Foued Mansour, « Le chant d’Ahmed »

Foued Mansour, « Le chant d’Ahmed »

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Mohammed Sadi dans Le chant d'Ahmed. Crédit photo: Emmanuel Bles

Le 28 octobre seront projetés au cinéma d’art et d’essai Le Grand Action dans le cinquième arrondissement de Paris deux des lauréats du festival itinérant corse Les Nuits Méditerranéennes. Le palmarès de six courts métrages venus de Palestine, d’Italie, de Tunisie, de Syrie et de France était initialement programmé dans sa totalité. Cependant, suite au couvre-feu décrété à Paris la semaine dernière, seul Le chant d’Ahmed de Foued Mansour et Irjain Maradona de Firas Khoury seront présentés.

Sélectionnés en juillet dernier à Ajaccio par un jury de cinq professionnels du cinéma, avec la participation d’un panel de détenus de la maison de détention à Borgo, les six films vainqueurs du festival Les Nuits MED s’invitent dans la capitale. Sous le regard de Jean-François Vincenti, directeur adjoint audiovisuel, cinéma et arts visuels à la collectivité de Corse, et de Yolaine Lacolonge, directrice générale adjointe culture et patrimoine de la ville d’Ajaccio, c’est trente et un films de quatorze différentes nationalités qui étaient en compétition en Corse cet été. Pour arriver à cet ensemble de projets, Alix Ferraris, directeur du festival itinérant, a considéré une liste de huit cent courts métrages, avec une présélection de trois cent films venus de tous les bords du bassin méditerranéen.

S’il paraît curieux de voir une telle diversité émerger d’un département à la notoriété régionaliste, c’est mal connaître l’île de Beauté. Ouverte sur le reste de la Mare Nostrum dont elle est l’un des grands points de passages dès l’antiquité, la Corse se reconnaît, de bien des manières, dans ses voisins côtiers. « Depuis de nombreuses années, on a réorienté la Corse qui est peut-être sortie […] de ses liaisons naturelles. Le cinéma réouvre ces liaisons », explique Jean-André Bertozzi, photographe et réalisateur corse. Et si l’on retrouve dans les films à succès made in Corsica des récits retraçant les années noires du nationalisme corse – tel que Une vie violente de Thierry de Peretti -, il y a aussi des histoires humaines à la portée universelle – on peut évoquer le film Les apaches du même réalisateur ou encore La nuit venue de Frédéric Farrucci. « Je pense que le cinéma corse a commencé vraiment par un cinéma culturel, de territoire et qu’il a tendance à s’émanciper petit à petit, » analyse Cédric Appietto, acteur originaire d’Ajaccio (Une vie violente, Une île). Habitée par les Étrusques, les Carthaginois et les Grecs, conquise par les Romains, envahie par les Vandales et occupée par les Byzantins avant d’être saisie par les Lombards et les Sarrasins, l’Île Corse a connu bien des populations avant d’être absorbée par les Francs. Et si sa gouvernance s’est stabilisée il y a plusieurs siècles, passant des mains de la république italienne de Gênes au royaume de France dès 1769, ces origines profondément ancrées dans la mer qu’elle occupe font de la Corse et de sa population une entité à part entière. C’est ainsi que Cédric Appietto le résume : « Au bout d’un moment, on est une île au milieu du bassin méditerranéen. il est évident qu’on a été envahi, visité… On appelle ça comme on veut. Mais donc oui, j’ai plus de similitude avec un algérien, un tunisien ou un marocain qu’avec un parisien. » En accord sur des thèmes engagés et des histoires intimistes, la sélection des Nuits MED incarne cette cohésion des peuples. Francescu Artily, réalisateur corse et membre du jury qui a dû participer au festival par vidéo-conférence depuis Strasbourg à cause de la pandémie, décrit une sélection qui « témoigne de la vitalité du cinéma en Méditerranée. »

Avec deux films en compétition au festival des Nuits MED, l’Algérie a elle aussi adhéré à la multiplicité des sujets. Le vieux kalbelouz de Imène Ayadi, narration poétique d’un amour perdu, a transporté l’audience du festival à travers Alger dans un monologue à la douce mélancolie, tandis que Kayan wela makanche de Kada Abdallah, dont l’exécution évoque de manière attrayante le polar, a dressé le portrait d’une Algérie inégalitaire dont l’exploitation des richesses est faite au détriment de sa population. Et si ces deux films ne feront pas parti du palmarès, il n’en reste pas moins que l’empreinte du Maghreb, tout comme son Histoire, imprègne les réalisations françaises. On retrouve ainsi chez les deux lauréats venus de l’hexagone, avec Le chant d’Ahmed et L’aventure atomique, des récits aux racines ancrées de l’autre côté de la Méditerranée.

Le chant d’Ahmed de Foued Mansour, grand prix Nuits MED

Bande annonce pour Le chant d’Ahmed de Foued Mansour

Ode aux laissés-pour-compte qui fait un portrait enchanteur de la misère solidaire, c’est avec une nomination au César que ce court métrage s’est présenté au festival itinérant les Nuits MED. Réalisé par un français d’origine tunisienne et centré sur un personnage algérien, Le chant d’Ahmed n’a connaissance que des frontières tracées de part et d’autre des ravins de la solitude. Ahmed, employé depuis près de trente ans d’un bain-douche public, vestige du Paris des années 20, fait parti du paysage pour ceux qui fréquentent les douches communales qu’il nettoie. Loin d’être écrasé par la dureté des stéréotypes de la pauvreté, on est exalté par l’affection qu’on ne peut s’empêcher de porter à ce défilé de déclassés. Dans ce cadre où se mêle l’humour des interactions du quotidien et le charme cocasse de ces habitués de la précarité, arrive Mike, adolescent désinvolte interprété par le talent montant Bilel Chegrani (MignonnesVampires). Avec un casting formidable, Foued Mansour présente brillamment une histoire à l’orée des préjugés, où l’on rencontre immigrés de longue date, sans domicile fixe et jeunes Roms aux jupes bariolées de traditions. Mais la véritable révélation, c’est Mohammed Sadi dans le rôle titre. Il est difficile de croire qu’il s’agit là de ses débuts, avec sa gueule de cinéma – son regard plein d’émotion, son charmant sourire édenté – et son parfait jeu d’acteur. Cette capacité d’interprétation et l’omniprésence de ce protagoniste dont on retrouve l’écho à travers les rencontres, permet l’édification d’une existence en voie d’extinction : celle des exilés volontaires, partis jeunes seuls pour subvenir à distance aux besoins de femme et enfants. Eloignés si longtemps du noyau familial par devoir, ils valdinguent à l’abandon, trop occupés pour créer de nouveaux liens, trop éloignés pour jouir des attachements formés d’antan.

Pour les spectateurs sortis de la projection à Ajaccio, le refrain entêtant de la chanson Le roi du balai du groupe kabyle DjurDjura au bout des lèvres, il fallait feindre la surprise à l’annonce du gagnant. L’évidence de l’attribution de ce prix, Laurent Hérin, coordinateur de festival et membre du jury, la résume à merveille : « Juste une chose : c’est qu’il a été remis à l’unanimité. »

Irjain Maradona de Firas Khoury, prix Grand Action

Faris Abbas et Ayoub Abu Hamad dans Irjain Maradona. Crédit photo: Lights on

Palestinien au cœur d’Israël pendant la Première Intifada, Firas Khoury, enfant, n’avait d’yeux que pour le conflit qui se jouait sur les terrains de la coupe du monde de football. Rafat, fan ardent de l’équipe du Brésil et son petit frère, Fadel, sont les avatars de la passion déchirante qui l’avait alors saisi. A l’âge d’or de l’album Panini, durant l’été 1990, c’est l’Argentine de Maradona qui doit défendre son titre face au reste des équipes mondiales. Sur les terrains de jeu et aux portes des écoles, le troc d’autocollant de joueur procède sous des airs de trafic licite organisé. Mais entre les mains de Rafat et Fadel se trouve un album quasi complet. Lorsqu’ils découvrent la pénultième carte – la moitié supérieur de l’image de Diego Maradona -, ils s’engagent dans une quête effrénée pour trouver le dernier autocollant manquant. Au rythme des matchs quotidiens qui marquent l’évènement, au fil des désagrément attisés par les rivalités entre fans d’équipes adverses, nos deux protagonistes s’aventurent de plus en plus loin à la recherches des jambes de Maradona. Édifié par une distribution et une direction d’acteur géniale, Irjain Maradona (Les jambes de Maradona en français) fait de ces tribulations d’enfant un spectacle grisant. Et si, à l’occasion, la radio retentit d’appels à la désobéissance civile au nom du peuple palestinien occupé, le bruit parasite est vite noyé par la voix enflammée des commentateurs sportifs.

À l’attribution du prix par Isabelle Gibbal-Hardy – une diffusion d’une semaine au Grand Action, le cinéma indépendant parisien qu’elle dirige – le membre du jury a complimenté la façon « très distanciée, pleine d’humour, de traiter les sujets géopolitiques très lourd. »

Pizza boy de Gianluca Zonta, prix Max Linder Panorama

Giga Imedadze dans Pizza boy. Crédit photo: Elenfant distribution

Livreur de nuit dans une pizzeria de Bologne, Saba patiente près de la porte pour le coup de départ d’une course contre la montre. Ce n’est cependant pas son impitoyable patron qui en est l’amorce, mais un appel de sa femme sur le point d’accoucher. S’ensuit un sprint, véritable parcours du combattant où le fossé des préjugés est aussi implacable que les barricades de l’administration italienne. Au froid de l’hiver s’ajoute l’obstacle insurmontable de la discrimination, adoucit par le sympathique personnage que Giga Imedadze revêtit merveilleusement. La poursuite frénétique du jeune père en devenir nous entraîne à sa suite, tandis qu’il se confronte à trois archétypes plus ou moins charmant du fidèle de la restauration à domicile. Accompagné d’une bande originale qui complimente adroitement ce va-et-vient en trois actes, notre héros relève tous les défis pour rejoindre sa compagne à temps. A l’arrière de son scooter, les trois pizzas font un fardeau dont le poids se mesure à l’échelle de l’amabilité de ses consommateurs. Saba est séduit, humilié, menacé, mais jamais il ne perd de vu ce qui l’attend à la ligne d’arrivée. Et si tous les jalons de l’adversité navrent et découragent, il n’en reste pas moins que la multitude d’épreuves est loin d’être à la hauteur de l’euphorie que quelques prodigieux instants d’humanité sont capable de susciter.

Ce prix a été remis par Claudine Cornillat, directrice du cinéma parisien Max Linder Panorama, où le court métrage sera projeté pendant une semaine avant un long métrage à la séance du soir. Petit film avant un film, Pizza boy à la stature idéale pour se prêter au jeu. « Et c’est assez rare de trouver autant de concision dans quinze minutes de film. »

True story de Amine Lakhnech, prix technique KVA

Lobna Noomen dans True story. Crédit photo: Ulysson productions

Conte ésotérique au visuel stupéfiant, True story annonce l’horreur dès les premiers instants. A mi-chemin entre mythe urbain et fable théologique, ce film de genre relate la venue au monde d’une enfant née le coeur à fleur de peau. Extirpée d’une naissance sanglante, elle est remise aux soins de sa tante Wahida. Avec des images en noir et blanc parées de contrastes plus effectifs que n’importe quelle palette de couleurs, on plonge dans un univers à la porte du réel. Un cortège de marabouts, sorcières et chamans se succèdent, évertués à lever le mauvais sort dont la petite condamnée est l’évidente victime. L’orpheline observe, les yeux ébahis et le ventre ouvert, le spectacle grotesque de cette ronde d’hommes et de femmes dansant, priant et crachant au dessus de son berceau. Dans le rôle de figure maternelle fourvoyée, Lobna Noomen fait honneur aux traits affutés de cette oeuvre bizarre avec une performance sensationnelle sous la direction d’Amine Lakhnech. Audacieusement, le réalisateur tunisien se gorge des cultes populaires qui hantent le nord de l’Afrique, où les djinns et la sorcellerie existent bel et bien. Prétexte remarquable d’une réalisation exceptionnelle, la fiction qu’il nous présente ne peut être véritablement appréciée que si elle est vue. Le fantasmagorique en deux tons est possible et le folklore maghrébin se trouve être, curieusement, l’objet parfait de ce bel accomplissement.

Jean-Marcel « Doug » Buc, chef électricien cinéma et jury de référence pour ce prix, n’est pas un fan de film de genre. Mais c’est un cinéphage que Amine Lakhnesch a conquis sans difficulté : « Il a une technique absolument parfaite. On a des images qui vont de Murnau à Sin City et ça fonctionne à fond. »

Jadael de Ismail Dairki & L’aventure atomique de Loïc Barche

Ex aequo, prix Dans Les Murs

Jadael & L’aventure atomique. Crédit photo: Ismail Dairki & Punchline

Piégées dans la zone de Daesh, une mère et sa fille s’accrochent tant bien que mal à un restant de liberté. Habak est belle et veuve, Shams est bientôt en âge de se marier, et il est impossible de sortir du territoire contrôlé par ISIS sans une autorité patriarcale attitrée. Dans Jadael (Tresses en français), l’étau se resserre, l’urgence amplifiée par un casting solide et une caméra subjective qui désoriente et substitut. Son ex aequo expose à son tour, non pas la face cachée d’un régime, mais un recoin oublié de l’Histoire : en 1961, à la veille de l’indépendance d’Algérie, la partie saharienne du pays alors parcourue par des populations nomades relève de l’administration militaire française. En coopération avec le CEA, des soldats y exécutent un test atomique et font le constat terrifiant des conséquences de leur acte. Sublime de par sa technique, L’aventure atomique est un court métrage glaçant qui rappel brillamment ce chapitre enfoui de la période coloniale.

Ce dernier prix du festival a été présenté par Jean-André Bertozzi qui avait la lourde responsabilité de révéler le choix d’un jury atypique : un groupe de détenus du centre pénitentiaire de Borgo. A l’initiative du projet, le photographe-réalisateur travaille depuis six ans avec ce panel exceptionnel qui, au fil des années, est devenu de plus en plus cinéphile. « Ils sont normaux et à la marge. En même temps, la marge c’est ce qui permet de faire tenir les lignes. » Fier de ce dispositif et de ce groupe pour lequel il a beaucoup d’affection et d’amitié, il a pu voir « leur regard s’aiguiser de plus en plus ». Ce jury « pas du tout influençable et avec des jugements qui sont sûr et argumentés » a ainsi décerné le prix à ces deux courts métrages. Et comment ont-ils décidé d’un ex-aequo ? « La jurisprudence ».

En raison du couvre-feu, Pizza boyTrue storyJadael et L’aventure atomique ont été retirés de la programmation du 28 octobre au Grand Action à Paris. Mais les festivals s’adaptent à la crise sanitaire. Pizza boy sera donc disponible en ligne, lors de l’Integrazione Film Festival et du Reggio Film Festival et L’aventure atomique lors du Festival Izmir. Une version en français de True story est pour sa part en travail et ce court métrage d’Amine Lakhnech sera ainsi proposé aux festivals pour l’année 2021.

Syrine Gouni

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