A Amboise, l’émir écrit aussi son autobiographie, avec l’aide de son beau-frère, le grand juriste Mustafa Benthami. Il accepte de raconter sa vie, en parlant beaucoup d’Islam et de « l’arabité », au vu de l’insistance du capitaine Boissonet.
Selon Benaïssa Khalfa, cela fait partie d’un plan du gouvernement français consistant à faire connaître l’émir en le publiant en Orient, pour mieux le préparer au poste de vice-roi de Syrie. Pour l’inciter à écrire, Boissonet fait venir de Constantine le cadi Chadly. Ce magistrat et théologien de très haut niveau (il finira mufti) passe plusieurs mois à Amboise, se rend plusieurs fois à Paris (pour semble-t-il préparer un mariage avec une très jeune parisienne de basse extraction et de père inconnu; mais les officiers arabisants font tout pour empêcher ce mariage). Est-ce parce qu’il a deviné les arrière-pensées des spécialistes de la question d’Orient que l’émir s’est arrangé pour rédiger un texte difficilement lisible-au point que Mgr Teissier, qui l’avait récupéré dans les archives de Jack Chevallier(l’ex-maire d’Alger et secrétaire d’Etat à la Guerre dans le gouvernement Mendès-France, qui opta pour la nationalité en 1962) a fini par le remettre à l’université d’Alger?
Quoiqu’il en soit, ce sont les deux seuls textes rédigés par l’émir à Amboise, où il n’avait pratiquement pas de bibliothèque.
Ses visiteurs, comme des châtelains de la région, sont admiratifs de sa dignité et de son sens de l’hospitalité. Certains recommandent l’augmentation de ses moyens pour lui permettre de mieux recevoir ses visiteurs, comme il en avait l’habitude.
Ayant perdu son pouvoir et sa liberté, l’émir Abdelkader s’est acquitté de son devoir de « témoin », conformément aux nombreux versets coraniques faisant du Prophète le témoin des musulmans et de ceux-ci les témoins des croyants des autres religions. Il a fait preuve d’une triple fraternité: l’islamique (qui relie les musulmans entre eux), l’abrahamique (qui relie aux « Gens du Livre »-le Prophète disait: « mon frère Moïse », « mon frère Jésus ») et l’adamique (un adage dit à propos des non musulmans: « nos adversaires religieusement, mais nos frères d’argile »; « et Adam a été créée d’argile », selon le Coran).
L’émir se conforme à un humanisme authentiquement musulman. Il s’est élevé au niveau d’un universalisme rare à l’époque des nationalismes étriqués, tout en étant enraciné dans sa tradition religieuse et culturelle.
Quand Napoléon III est venu, en décembre 1852, lui annoncer sa libération, l’émir attirait l’attention par la noblesse de son attitude. Sa satisfaction était visible quand, dans le discours prononcé par l’Empereur, il n’a compris que le mot « liberté ». Napoléon III lui a rendu un hommage appuyé ainsi qu’à sa mère dont il a baisé la main. Contrairement à ce que suggère le tableau immortalisant cette cérémonie, où le peintre, qui n’y était pas, peint la mère de l’émir en train de faire le baise-main à Napoléon III. L’émir Mohammed, qui assistait à la scène précise dans sa « Tuhfat zaïr… », tient à préciser que c’est l’inverse qui s’est produit. En effet, Napoléon III, élevé à l’anglaise, a eu cette marque de galanterie…

En quittant la France, l’émir a laissé le souvenir d’un captif prestigieux en mesure de fasciner pour ses qualités intellectuelles et morales dues à son éducation musulmane. Il a adhéré a l’idéologie du progrès, notamment quand il a pris le train pour la première fois. Il a particulièrement intéressé le courant saint simonien qui voulait faire bénéficier l’Orient d’industrialisme de l’Europe, et l’Occident de la spiritualité de l’Orient. Il a répondu à un courrier de la maçonnerie, pour indiquer que la tolérance est recommandée dans le Coran. Mais cet épisode n’est pas central à la vie bien remplie de cet homme de Dieu, et frère des hommes, et déjà versé dans des lectures sur « al Insan al kamil » (l’homme complet). Surtout que c’est la maçonnerie qui avait besoin de son prestige pour attirer vers elle des musulmans instruits.
On savait qu’à Damas, il s’est consacré à la méditation du Coran au point de devenir un maître soufi. Mais sa mystique n’est pas un rêve éveillé, ni une évasion. Puisque l’on sait depuis peu que, de Damas, il a adhéré, en même temps que ses enfants adultes des membres de son entourage, à l’association créée à Paris au début des années 1880 par les cheikhs Afghani et Abdou, pour publier la revue al Orwa al Outhqa, dont les 18 numéros servirent de bréviaire au mouvement réformateur qui sortit le monde musulman de sa torpeur, et a été amené à combattre l’ersatz de soufisme représenté par le maraboutisme colonial. On comprend que, dans son message de condoléances à la famille de l’émir, le cheikh Abdou l’ait qualifié d’imam du « Salaf al djadid »(ceux qui parmi les contemporains sont un exemple à suivre, au même titre que les « pieux anciens »). A ce titre, les musulmans en France peuvent, en s’intéressant davantage à leur longue histoire, méditer son exemple qui confirme le jugement de Napoléon: « le monde est mené par deux forces, le glaive et la plume. Mais à la longue, c’est la plume qui aura le dernier mot ». Si, pendant longtemps, l’historiographie française n’a retenu de la vie de l’émir que son rôle de chef de guerre, les musulmans en France peuvent valoriser le penseur à la recherche de « sakina » et désireux de manier le genre des « ahl al adhouaq »(hommes de goûts, aux sens mytique et esthétique), pour renouveler l’adab al akhlaqi, et son approfondissement, le soufisme. Si les grands savants musulmans rédigeaient d’abord une « koubra » (traité de plusieurs volumes), qu’ils ramenaient à une « Ousta » (moyenne, moins volumineuse), puis à une « Soughra »(abrégé), en raison des circonstances exceptionnelles, l’émir Abdelkader a publié d’abord un traité d’éthique musulmane, écrit pratiquement de mémoire, quand il n’avait pratiquement pas de bibliothèque à Amboise. Puis, à Brousse, une meilleure documentation lui a permis d’écrire un livre plus métaphysique, « la Lettre aux Français ». Enfin à Damas, il a rédigé son oeuvre maîtresse, « Kitab al Mawaqif »(livre des reposoirs selon la traduction de Massignon) qui a rendu Ibn Arabi plus accessible au grand public lettré. Ce faisant, il a montré que le « Tourath » le met en mesure de dialoguer avec les grands intellectuels et ecclésiastiques. Après s’être conformé au verset coranique: « il y a en cela un rappel pour quiconque est doué de coeur et tend l’ouïe, pour être un témoin (chahid) ». Le mot chahid désigne aussi le martyr. Ainsi, l’émir est resté lui-même en passant du Djihad à l’Idjtihad. En adhérant à l’association, dite « salafyia », créée au début des années 1880 par Afghani et Abdou à Paris, il avait conscience que l’islam a surtout besoin d’idjtihad. C’est pourquoi, sa pensée reste d’actualité. Et sa mémoire mérite d’être approprié par les musulmans de France, comme son épopée le fut par le mouvement nationaliste algérien, dont le coup d’envoi a été donné par l’émir Khaled, son petit-fils préféré qu’il avait chargé de restaurer l’Etat algérien, détruit à la suite de « l’étacide » (Raymond Aron) commis par la France en Algérie.
Sadek Sellam
Citation : « l’émir a laissé le souvenir d’un captif prestigieux en mesure de fasciner pour ses qualités intellectuelles et morales dues à son éducation musulmane.»