KHEÏRA (suite)

KHEÏRA (suite)

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Combien de drames dans le secret des chambres universitaires de Ben Aknoun ? Je ne sais pas, mais il y en eut beaucoup.

Lorsque nous longions les couloirs pour rejoindre notre chambre ou rendre visite à des amies, quel que soit le bâtiment, et que nous sentions une odeur de tisane de cannelle, nous nous regardions d’un air entendu en essayant de localiser la chambre derrière laquelle une jeune étudiante essayait d’avorter. La cannelle en bâtons était donnée en tisane aux femmes qui venaient d’accoucher, notamment lorsque les accouchements se faisaient à domicile. Sa propriété principale, en plus d’être un excellent anti-oxydant, est de « réchauffer le ventre » et donc de faciliter l’expulsion du placenta pour les nouvelles mères ou du fœtus déjà abîmé par la sonde que la défaiseuse d’ange avait introduite dans l’utérus de la ex future mère.

Les septicémies, les stérilités et autres conséquences tragiques ajoutaient à la détresse de ces pauvres filles dont le souci unique et immédiat était de se débarrasser de cet intrus dans leur ventre pour éviter la pire des sanctions : celle de leur famille et donc de la société. Rien n’égalait cette peur, pas même les risques qu’elles couraient en remettant leur utérus à des femmes dont ce n’était pas le métier, ouvrant leurs jambes sur des canapés douteux, avec pour seul matériel abortif, une sonde recouvrant une aiguille à tricoter attachée par la tête à un fil, afin d’être retirée une fois la sonde en place. Rien n’importait à ces avorteuses si ce n’est la liasse de billets, bien enroulée, qu’elles se pressaient d’enfoncer entre leurs seins. Ces avortements avaient souvent lieu dans les quartiers populaires. Aucune d’entre nous n’osait porter un quelconque jugement. Toutes les filles risquaient d’y passer. L’absence de contraception, leur inconscience, l’irresponsabilité de leur partenaire, tout était là pour que cela se produise un jour ! Et pas sûr d’avoir les moyens et les connaissances nécessaires pour se faire avorter, clandestinement, dans une clinique privée ! Quant à l’hôpital, gare au médecin qui osait apporter son aide pour un avortement. Il était aussitôt radié.Nous étions toutes solidaires et lorsque les cris d’une fille qui avortait transperçait les murs, signe que l’avortement ne se passait pas bien, toutes couraient vers l’infirmerie pour demander de l’aide. La malade était alors transportée à l’hôpital et subissait un curetage à vif, par des médecins. Tu enfanteras dans la douleur mais surtout tu avorteras dans la douleur !

L’avortement étant interdit, un dossier était transmis par l’hôpital à la police qui mentionnait le « crime » dans le dossier de la jeune fille. Kheira, mon amie algéro-libyenne ne se contentait pas, comme nous, de sentir l’odeur de la cannelle et de passer son chemin. Elle tapait à la porte, entrait et proposait son aide. Toute la cité U la connaissait et l’appréciait. Quant à nous, nous passions notre chemin non par indifférence mais par discrétion. Nous comprenions le malaise et souvent la honte des filles qui avortaient en se confinant dans leur chambre jusqu’à leur délivrance. Kheira avait tellement intériorisé les problèmes des autres en les superposant aux siens qu’à un moment donné, ou plus précisément, une soirée, tout explosa. Elle arriva dans notre chambre, le regard hagard, les gestes fous, affirmant qu’elle était suivie pendant tout le trajet, de la fac à la cité U, par une voiture noire -véhicule de la Sécurité Militaire- qui lui faisait des codes-phares pour lui envoyer des messages codés. On a tout de suite compris qu’elle n’était pas dans son état normal. Prise de bouffées délirantes, elle criait dans les couloirs, riait et courait derrière les gardiens qui, accourus en entendant le vacarme qu’elle faisait, se sont vite enfuis, effrayés. Sa folie était communicative car nous riions autant qu’elle, surtout après la débandade des gardiens effrayés et des quelques filles qui se barricadaient dans leur chambre à son approche, et auxquelles elle criait : « Espèce d’hypocrites, vous vous masturbez avec un doigt au lieu d’utiliser vos cinq doigts. Toutes des lâches ! ».

On la calma tant bien que mal et elle s’endormit jusqu’au matin. Nous l’accompagnâmes à l’hôpital psychiatrique de Drid Hocine, dans les environs d’Alger. Elle y séjourna trois mois. On allait la voir chaque semaine. Elle eut conscience un jour qu’elle était guérie lorsqu’elle s’aperçut que les chats auxquels elle avait l’habitude de parler n’étaient pas des êtres humains. Elle décida qu’elle n’était plus folle et qu’elle devait sortir de cet endroit avant d’y rester prisonnière, à jamais.

Comme sa famille habitait à Ghardaïa, à 600 kilomètres d’Alger, on la prenait, à tour de rôle, le week-end, au domicile familial. Elle se baladait souvent nue, la taille enserrée par une ceinture, ce qui n’était pas très pratique pour des familles traditionalistes comme les nôtres. La mienne a été très compréhensive. D’autres beaucoup moins. Mais son état s’améliora lorsqu’elle tomba amoureuse du frère d’une de nos copines. Elle se maria et eut deux filles. Mais elle resta fragile et retomba dans la folie quelques années après. On ne guérit pas de cette maladie. Sauf pour un cas dont je fus témoin !

Un jour, une tante déboula à la maison et me supplia de l’accompagner avec sa fille voir un taleb-exorciste à Koléa. Les femmes qui conduisaient étaient rares à l’époque et il ne fallait en aucun cas solliciter un homme pour ce genre de mission. Donc les voisins, la famille faisaient appel à moi.

Ma cousine, mariée depuis un mois à peine, futtouchée ou plutôt habitée par des djinns : N’kasset. Elle passait son temps à se maquiller, se regarder dans un miroir, tenir des propos incohérents, parler de sorties avec des copines. Ses beaux-parents étaient terrifiés et accusaient les parents de leur belle-fille de tromperie sur la « marchandise » : on leur a vendu une folle qui ne parlait que de sorties au lieu d’une benteddar-fille d’intérieur, littéralement fille de la maison-.

A cette époque, on entendait souvent parler de filles qui, au lendemain de leur nuit de noce, se retrouvaient dans un état de choc. N’kassetmeskina ! S’ensuivait une mobilisation générale de la famille de la mariée pour chasser le mauvais œil, le djinn, les ennemis qui ont jeté le mauvais sort sur leur fille.

Y a-t-il eu une étude à ce sujet ? Pourquoi la nuit de noces tant rêvée, fantasmée par tant de jeunes filles se transformait-elle en un cauchemar si traumatisant qu’elles en perdaient, momentanément, la raison ?

Nous arrivâmes à quatre chez l’exorciseur, ma tante, sa fille, ma mère et moi, dans un quartier populaire assez lugubre.  Nous gravîmes un escalier en si mauvais état que nous avions une peur bleue de nous écrouler en même temps que lui. Le Taleb-exorciste nous reçut, fit déshabiller ma cousine et l’enveloppa d’un drap. Il l’allongea sur un tapis et demanda à chacune de nous de tenir, l’une, ses bras et l’autre, ses jambes, afin de l’immobiliser. Il s’accroupit presque sur elle et commença à la questionner sur le nombre de djinns qui l’habitaient, de quels couleurs ils étaient. Apparemment la couleur des djinns est importante, allez savoir pourquoi.

En même temps qu’il la bombardait de questions, il déversait un liquide verdâtre dans son nez jusqu’à presque l’asphyxier. Il l’a même giflée, deux fois. J’ai failli le bousculer, relever ma cousine et fuir cet endroit sordide, digne du temps des cavernes. Mais je n’en fis rien car pour ma tante, cet homme représentait un espoir certain pour la guérison de sa fille. Il avait une excellente réputation ! Elle sauverait ainsi et le mariage de sa fille et l’honneur de la famille. Les enjeux me dépassaient.

Au début de la séance de torture, ma cousine répondait qu’elle n’était possédée par aucun djinn mais au fur et à mesure que le liquide l’étouffait et que l’exorciseur devenait violent, elle commença à « avouer » qu’elle était habitée par des djinns de plusieurs couleurs. « De quelle couleur ? » insistait-il. Défila alors toute une série de djinns qui, au fur et à mesure de l’énoncé de leur couleur, devaient sortir de son corps.

Je ne me rappelais plus de la suite mais je fis vite le parallèle avec les tortures des militaires pendant la guerre coloniale : on pouvait tout faire avouer sous la torture, même l’invraisemblable, à condition que cessent les sévices.

J’appris quelques jours plus tard que ma cousine était guérie, qu’elle resta mariée et l’honneur de la famille sauvé.

Samia Chabane

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