Amti Yamina se levait tous les jours avec le soleil. Mais une fois par mois, elle devançait ses rayons et préparait ses couffins remplis de victuailles qu’elle mettait de côté, jour après jour, pour remplir au moins deux couffins. Puis, elle prépara son âne et alla taper aux portes des voisines qui étaient également des cousines, directes ou par alliance. Le village était à quatre-vingt-dix pour cent habité par la même famille. Ce qui n’était pas fait rare en Kabylie. C’était le village des Marwanes.
Les voisines-cousines étaient prêtes. Elles étaient cinq en tout, avec ma tante, accompagnées de deux ânes sur lesquels elles posèrent les couffins remplis. Elles traversèrent le village et s’arrêtèrent devant une presque-maison car la moitié était en ruine. Un cousin les attendait, le visage hilare, une bave discrète coulait à la commissure de sa bouche qui était complètement étirée vers la gauche. Résultat d’un AVC sans doute. C’était le seul homme du village. Tous les autres étaient soit au maquis, soit en France. Il ne pouvait être ni avec les premiers ni, encore moins, avec les derniers. Tout le monde le connaissait et les enfants se moquaient de lui à son passage. C’était Idir, le simplet du village. Il comprenait tout mais avait du mal à associer les évènements. Les femmes le prirent avec elles comme protection. Un mâle est toujours protecteur même s’il est simplet. Dans la réalité, ce sont les femmes qui devaient veiller sur lui et surtout l’empêcher de parler trop fort car faute de bien articuler, des sons sortaient de sa bouche qui parfois résonnaient dans le silence des montagnes. Et il fallait rester le plus discrètes possibles. Il y allait de leur vie.
Elles traversèrent des prairies, gravirent des monts et se retrouvèrent de l’autre côté de la colline. Le soleil était bien présent et commençait déjà à darder ses fléchettes sur le convoi.
Les femmes chuchotaient entre elles, l’air inquiet. L’une d’elle, Dahbia, raconta un cauchemar qu’elle avait fait vers deux heures du matin : elle était couverte de fourmis qui mordaient dans sa chair, tellement fort que le cri de douleur qu’elle poussa la réveilla.
« As-tu raconté ton rêve dans les toilettes ? En le racontant dans les toilettes, tu le neutralises ! ».
Non elle ne l’avait pas fait. Elle ne savait pas.
Elles avaient déjà marché une dizaine de kilomètres, traversé trois villages, salué les personnes qui allaient travailler aux champs, connues ou pas. En Kabylie, tout le monde se salue. Il ne leur restait que trois kilomètres avant d’arriver à l’endroit où elles devaient remettre leurs couffins à une personne de confiance qu’elles connaissaient bien et qui devait les enfouir sous un tas de paille pour les remettre aux Moudjahidine qui passaient presque tous les soirs très tard, manger, se reposer et prendre le maquis avant l’aube avec un peu de ravitaillement pour la journée.
C’est à ce moment-là qu’Idir eut sa crise d’épilepsie. « Ca c’est les fourmis dont j’ai rêvé » s’exclama Dahbia. Ne soit pas idiote lui répondit sa belle-sœur, Titma. Il a l’habitude de faire ses crises. Il faut lui coincer sa bouche avec un petit bâton pour qu’il ne morde pas la langue et attendre que ça passe. Elles le tirèrent sous un olivier, loin des cactus, lui mirent une clé dans la main et un peu d’eau sur le visage. Elles récitèrent le peu de versets de coran qu’elles connaissaient avec, elles le savaient, beaucoup d’approximation et un fort accent kabyle. Mais le cœur y était. Elles n’ont jamais été à l’école et donc ne connaissaient ni l’arabe, ni le français. Le seul arabe qu’elles pratiquaient c’était celui de la récitation des versets coraniques et elles ne comprenaient pas tout.
Après quelques minutes, Idir se raidit, inspira bruyamment puis, petit à petit, reprit une respiration normale. La tempête était passée. Hamdoul’allah soupirèrent-elles en chœur.
Elles arrivèrent au lieu de rendez-vous, déposèrent les couffins chez la personne qui devait les cacher avant l’arrivée des Combattants algériens. Elles ne s’attardèrent pas pour éviter d’être repérées et d’attirer des ennuis à leur hôtesse qui s’éclipsa aussitôt.
Deux des cousines Hissèrent Idir sur un âne car il était encore un peu faiblard et firent monter la plus âgée des cousines sur l’autre. Elles reprirent le chemin inverse en pressant le pas pour arriver avant la prière du D’hor et s’occuper des animaux.
Cinq kilomètres environ avant d’arriver à leur village, une troupe de soldats français, une dizaine, les encercla. Titma murmura à sa belle-sœur Dahbia : « elles sont là les fourmis dont tu as rêvé cette nuit ! ».
Aux côtés des soldats français, se tenait H’midouche, le Harki. C’est lui, ce traitre, qui les amena car personne ne connaissait ni les villageois, ni leurs occupations secrètes. Le chacal, pensa ‘Amtiyamina. « C’est toujours lui la source de nos malheurs ». C’est lui qui était là quand ils ont torturé à mort sa belle-sœur pour qu’elle leur indique où était caché son mari. Mais comment pouvait-elle le savoir ? Il venait la nuit, sans avertir, embrassait ses enfants, prenait sa femme endormie dans sa couche, et neuf mois après elle accouchait. C’est ce qui faisait enrager les soldats français. Ils n’arrivaient pas à lui mettre la main dessus alors que cela faisait trois années qu’ils le recherchaient. Pendant ce temps, il continuait de recruter toutes les personnes qu’il connaissait de près ou de loin, égorgeait les soldats ou leurs supplétifs, organisait des embuscades et faisait sauter les ponts au passage des convois français.
Mais celle qui a le plus longtemps souffert des exactions du Harki, c’est Djedda Chebha, la mère de ‘Amti Yamina, donc ma grand-mère. Ses cinq fils étaient engagés aux côtés des combattants algériens, quatre en Kabylie et un en France. Dès que le Harki H’midouche s’approchait du village, on l’avertissait. Le téléphone kabyle est parfois plus efficace que le téléphone arabe. L’écho des montagnes l’amplifiait. Djedda Chabha se réfugiait dans un arbre qu’elle grimpait lestement malgré son âge -elle avait au moins soixante-cinq ans- et restait immobile, protégée par le feuillage, jusqu’au départ du harki. Ses filles reconnaissaient l’arbre où elle s’était réfugiée par la trace humide qui parcourait le tronc : la peur la faisait uriner mais elle n’a jamais été capturée, ni par le Harki, ni par les soldats français.
A la vue du harki ricanant,‘Amti Yamina comprit la gravité de la situation : ils ont dû les suivre pendant tout le trajet et pire, repérer la cachette du ravitaillement qu’elles déposaient mensuellement. Elles eurent peur pour elles-mêmes mais surtout pour la famille qui réceptionnait les couffins. Le harki murmura quelques phrases aux soldats français qui s’esclaffèrent. Puis il s’approcha des femmes et d’Idir le simplet, leur ordonna de se déshabiller et de repartir nus vers leur village. Ils confisquèrent leurs vêtements et leurs ânes et leur promirent de venir bientôt au village leur faire passer l’envie d’aider les « Fellaghas ».
Qui mieux que les harkis connaissent les points faibles et forts des villageois. Déshabiller une femme c’est jeter le déshonneur sur tout le village. C’est pire que de les torturer.
Les voilà tous nus, comme s’ils venaient de sortir du ventre de leur mère. Idir eut la plus lumineuse des idées : « Mesdames écoutez-moi. Comme nous sommes tous pareils de dos, cachons avec ce que nous pouvons notre intimité et marchez devant moi. Nous réduirons ainsi de moitié notre déshonneur. »
Paroles de sage. Elles suivirent son conseil et marchèrent jusqu’au village où toutes les femmes, déjà au courant -le téléphone kabyle- se précipitèrent avec des robes pour couvrirent leurs sœurs et une kachabia pour Idir le simplet.
Le village, et les autres alentour, passèrent quelques semaines à commenter l’évènement. Les discussions allaient de la sympathie, des larmes pour le malheur subi, aux ricanements et une satisfaction malsaine venant de certains villages qui nourrissaient une éternelle animosité vis-à-vis des Marwane. Le fonctionnement tribal n’a jamais quitté ces territoires et les querelles historiques marquent toujours les mémoires. Les comités de villages ou comités de Sages étaient les seuls à dispenser la bonne parole relayée par l’unique mosquée partagée par plusieurs villages et lieux-dits.
Le ressentiment de certains villageois était exacerbé par la destruction de certains lieux païens où les villageois se rencontraient pour sacrifier des poulets et demander l’aide de quelques saints ciblés selon leur profession maraboutique. Ces destructions étaient l’œuvre d’un Marwane. Un Moudjahid lettré qui voulait remettre la population sur le seul chemin utile à leur spiritualité et au combat contre le colonialisme : celui de Dieu et de la connaissance. Il forma des centaines de Moudjahidine dans les maquis et les jeunes villageois. Malgré son aura intellectuelle, son statut de Commissaire de Habous, d’enseignant et de juge, beaucoup eurent du mal à digérer son « apostasie ».
Donc l’évènement des femmes déshonorées par les colonialistes étaient une réponse de ces saints à son acte de destruction des Marabouts des villages. Après la mort au combat du Moudjahid, il fut demandé à ses enfants de se faire pardonner par les Saints l’offense de leur père en faisant des offrandes aux quelques Marabouts détruits -et reconstruits plus tard, après l’indépendance- pour éloigner la malédiction de la famille.
Cette histoire me rappelle d’autres faits presque similaires de la « deuxième guerre », la décennie noire de 1990-2000 :
Farida, une ouvrière d’une usine de semoule, avait empêché et même menacé des terroristes venus voler les sacs de semoule pour les emporter dans leur maquis, dans les environs de Boufarik. Elle les connaissait presque tous car ils venaient de la même ville qu’elle. Une fatwa la condamnant comme ennemi de Dieu fut lancée contre elle. Une fin de semaine, vers midi, en plein jour et plein soleil, des individus entrèrent chez elle et l’égorgèrent malgré ses cris. Les voisins, nombreux, – elle habitait un HLM -, se barricadèrent, morts de peur. A cette époque, à Boufarik, pourtant une base militaire avec plusieurs casernes, la peur habitait toutes les têtes et toutes les maisons. Les terroristes se baladaient à visage découvert et faisaient régner leur loi à coups de couteaux. Les habitants ne sortaient plus de chez eux au-delà de 16h00. Ils s’étaient auto-confinés. Farida fut décapitée et emportée par les terroristes. On retrouva son corps le lendemain mais ses enfants, adultes, mirent plusieurs jours pour retrouver sa tête. Et qu’ai-je entendu murmurer au sujet de cet horrible meurtre d’une femme courageuse qui a tenu tête aux terroristes ? Qu’elle ne tenait pas sa bouche et avait tendance à se mêler de tout et donc voilà le résultat !
Le même choc je l’ai reçu quelques semaines plus tard, lors de l’égorgement d’un village entier, à Raïs, par les terroristes, sans l’intervention d’aucune armée militaire ou policière et pourtant, encore une fois, la caserne n’était pas loin. Des personnes de mon propre entourage, des parvenus embourgeoisés à coup d’importations par bateaux de bananes, pommes, kiwi et autres aliments non indispensables, après avoir brûlé, via les terroristes, les usines nationales algériennes, qui produisaient les produits de première nécessité, ont eu cette terrible réflexion : « c’est de la misère en moins ! ».
Depuis, je ne peux plus parler de peuple algérien mais d’Algériens dans leurs diversités car autant nombre d’entre nous sommes pour le bien de notre pays et de ses habitants, autant une minorité, malheureusement agissante, a un mépris suprême, pour ses concitoyens, surtout lorsqu’ils sont pauvres.
Mais revenons en Kabylie, au village des Marwanes.
Le mois suivant, les deux belles-sœurs, voisines de ‘Amti Yamina, Dahbia et Titma, qui continuaient à livrer le ravitaillement malgré ce qui leur était arrivé le mois précédent, furent assassinées par les soldats français. La première, Dahbia, qui était à l’intérieur de sa maison en pisé, en train de préparer le dîner, fut tuée sur le coup. La deuxième, Titma revenait de ses ablutions et fut tuée par balle sur le pas de sa porte. Elle agonisa jusqu’au petit matin. J’entendrai toujours ses cris puis ses gémissements qui s’éteignirent au petit matin, en même temps qu’elle. ‘Amti Yamina habitait à une vingtaine de mètres. Personne ne pouvait sortir sans recevoir une balle. C’était le couvre-feu. A six heures du matin, dès la levée du couvre-feu, le village se précipita vers la maison. Elles étaient toutes les deux allongées, la bouche encore ouverte, l’une par la surprise, l’autre par l’effroi de ne pas être morte sur le coup. Des funérailles furent rapidement organisées et le village des Marwanes ainsi que les villageois voisins accompagnèrent les deux femmes à leur dernière demeure. Il y eut foule et communion devant leur seul ennemi : le colonialisme.
Ces femmes ont lavé les vêtements, ravitaillé, cuisiné, caché, soigné les Moudjahidine, fait des kilomètres pour transmettre les messages et parfois transporter des armes. Beaucoup ont combattu avec des armes. Posé des bombes. Ecrit dans les journaux de propagande du FLN. Elles ont remplacé les hommes dans le fonctionnement du foyer, du village. Sans elles, l’indépendance n’aurait pas été possible. Et pourtant, elles n’ont pas été reconnues à leur juste valeur. On leur a phagocyté une UNFA -Union Nationale des Femmes Algériennes- loin des préoccupations des femmes populaires, vite récupérée par des opportunistes et menée à la baguette par le parti unique, le FLN. Plus tard, en 1984,le pouvoir les enferma dans un code de la famille, nous l’appelons le code de l’infamie, où elles resteront mineures à vie ! Quelle belle récompense, Messieurs, que vous faites là à vos mères, à vos filles, à vos sœurs, à vos épouses, à vos collègues qui vous ont toujours donné, à vous, leur père, leur fils, leur frère, leur époux, leur collègue, et à la société entière, le meilleur d’elles-mêmes. Dommage !
A ce sujet, Kateb Yacine avait écrit :
« Éternelle sacrifiée, la femme dès sa naissance est accueillie sans joie. Quand les filles se succèdent (…), cette naissance devient une malédiction. Jusqu’à son mariage, c’est une bombe à retardement qui met en danger l’honneur patriarcal. Elle sera donc recluse et vivra une vie secrète dans le monde souterrain des femmes. On n’entend pas la voix des femmes. C’est à peine un murmure. Le plus souvent c’est le silence. Un silence orageux. Car ce silence engendre le don de la parole. »
Samia Chabane