photo: Djanet Hebrih
Le hammam est intrinsèquement lié à notre culture. Au même titre que la cuisine, les grandes fêtes données pour les mariages, les circoncisions, etc.
C’était la sortie hebdomadaire des femmes qui ne sortaient jamais. Ma grand-mère préparait sa valise la veille et passait au moins cinq heures dans le hammam, entre salle chaude pour le lavage, gommage, henné et la salle froide pour discuter et rire avec les habituées, voisines ou famille. Elle n’oubliait ni les oranges qu’elle dégustait dans la salle froide, ni les petites brioches ou la galette qu’elle mangeait à la sortie du bain, en attendant de sécher avant de s’habiller.
Cette habitude est restée vivace chez les générations suivantes de femmes actives qui font des études et ont une vie professionnelle à plein temps et qui continuent à consacrer au moins deux heures, en fin de semaine, pour aller au hammam se purifier le corps et l’esprit.
Les horaires étaient immuables : de dix heures à dix-sept heures, le hammam accueillait les femmes et de dix-sept heures à vingt et une heure, il était réservé aux hommes. Presque chaque quartier avait son hammam et ses habitués.
Le hammam avait une autre utilité sociale : se transformer en dortoir, la nuit. Je me rappelle, petite fille, la file que formaient les hommes, dès vingt et une heure, pour y dormir. On les appelait les zoufrya, prononciation à l’algérienne du mot français ouvriers. Des hommes venus des campagnes, travailler dans la ville, loin de leurs familles et dont le revenu était si minime que seul le hammam était à portée de leur bourse.
Le propriétaire du hammam posait des matelas à même le sol et les hommes y faisaient leurs nuits avant une autre journée de labeur.
Parfois, ces hommes qui ne fréquentaient le hammam que pour dormir et non pour se laver, avaient une hygiène pas très certaine. Donc parfois, des punaises envahissaient d’abord les matelas, puis tout le hammam et les propriétaires étaient obligés de fermer au moins deux jours, pour le désinsectiser.
Justement, cette fin de semaine, nous étions en janvier 1996, notre hammam avait été fermé pour désinsectisation.
Le seul, assez proche, était un hammam-douche, une nouveauté, qui venait d’ouvrir depuis un mois à peine.
En effet, depuis l’avènement des fondamentalistes qui ont colonisé nos institutions sociales, il a été décidé que les hammams traditionnels sont haram ! Toutes ces femmes dénudées ensemble, c’est haram -illicite-. Les femmes musulmanes doivent être pudiques : mestourine.
Le principe de ces douches est de diviser la pièce chaude principale en plusieurs box individuels. Ainsi chaque femme occupait un box et pouvait se laver sans être vue par les autres femmes ! Je rentrai avec ma mère dans l’une de ces tombes pour vivants puis demandai à la kyassa -femme qui frotte le dos- pourquoi transformer un hammam convivial, ouvert, où les femmes, amies ou familles, pouvaient échanger, rire, en un lieu aussi exigu et lugubre. Elle me fit une réponse qui me stupéfia. Je ne m’attendais pas à un tel degré d’endoctrinement : « vous savez, ma fille, à l’époque, les femmes étaient ignorantes. Elles vivaient dans l’héritage obscurantiste des sociétés mécréantes qui nous ont précédées. Les femmes n’y respectaient même pas l’une des premières prescriptions islamiques pour les femmes : la pudeur ».
Ma mère ne dit rien. Pourtant elle aurait pu car elle connaissait la religion mieux que quiconque. Elle avait étudié à la Merdersa avec les meilleurs professeurs. J’ai discuté récemment avec mes tantes, du même âge que ma mère -82 ans-, et elles m’ont raconté cette période heureuse -pourtant c’était la guerre- où elles allaient étudier à la Medersa, école mixte pour l’étude de la littérature arabe et du Coran, en tenues modernes, c’est-à-dire robes ou jupes courtes et cheveux au vent. Elles m’ont raconté leurs séjours avec les scouts musulmans où elles apprenaient les chansons révolutionnaires. La photo de groupe prise alors montrait un groupe de jeunes filles magnifiques, épanouies, heureuses d’être ensemble.
Mais ma mère ne répondit pas à la kyassa. Elle a été traumatisée par certaines menaces qu’elle a reçues, notamment en France, car elle a osé remettre en question le foulard islamique et bien d’autres faux préceptes dispensés par les hurluberlus barbus à la fois victimes et bourreaux, fabriqués pour prêcher la mauvaise parole dans les mosquées. Pire, Lorsqu’elle va faire ses courses ou rendre visite à de la famille dans certains quartiers, elle couvre sa tête avec un foulard pour éviter les remarques du genre : « Tu n’as pas honte, une vieille femme de ton âge qui ne porte pas de foulard ! ».

Décideurs du monde, comment pouvez-vous dormir tranquillement sur le lit de l’abrutissement de peuples entiers et la manipulation de leurs dirigeants, leur appauvrissement matériel et intellectuel jusqu’à faire de la consommation de biens matériels, produits par vous, leur principale raison de vivre. Le contrôle du monde et des ressources qu’il renferme pour vous enrichir suffit-il à perpétrer d’aussi atroces crimes ? Vous serez jugés quand les peuples comprendront la manipulation qui les étrangle et se débarrasseront des liens par lesquels vous les manipuliez, comme des aveugles, vers la destinée cruelle que leur avez toujours réservée.
Pour revenir à notre lieu de purification corporelle hebdomadaire, le hammam, et devant le silence de ma mère, je mimétisai son attitude et restai muette. J’étais atterrée par les arguments de la kyassa : être à ce point manipulée et prendre les paroles de ces charlatans islamisés, relayées par quelques femmes qui les fréquentaient aux séances des halakates ,-cours islamiques dispensés par des femmes- pour argent comptant.Remettre en cause notre culture, nos hammams traditionnels et surtout traiter nos aînées, c’est-à-dire nos mères, nos grands-mères, etc. d’ignorantes, héritières d’une civilisation obscurantiste ! Dénigrer, rejeter ce lien social qu’est et a toujours été le hammam. La sortie hebdomadaire des femmes qui ne sortaient jamais. Leur soupape de respiration sociale.
Les échanges, les rencontres avec les jeunes filles potentiellement mariables, le bain de la mariée avec henné, bougies, chants et youyous. Le premier bain du bébé avec la nouvelle maman, les ouâdates et sadakates -offrandes- à l’occasion des naissances, mariages ou tout autre évènement heureux. Tous ces évènements constituaient notre tissu social, son ferment.
Au nom d’une pudeur hypocrite, on veut emprisonner, bâillonner et réduire les femmes au silence. Elles ne doivent s’animer que sous les doigts des hommes, comme des marionnettes. Et dire que ce sont d’autres femmes qui acceptent de jouer les passeuses et les actrices de leur enfermement.
Depuis l’avènement des intégristes, tout est devenu haram :
Le hammam, les boukalate, la teinture des cheveux, les vernis à ongles, l’épilation …
À ce sujet, il faut absolument que je vous raconte l’anecdote suivante. Durant un séjour en Algérie, je suis passée dans le salon de coiffure appartenant à la femme d’un cousin, très gentille mais transformée en salafiste par la mosquée et les prêches des « halakistes ». Une cliente voulait, en même temps que son brushing, se faire une épilation des sourcils. Notre coiffeuse, outrée, lui dit que c’était haram de chez haramet que si elle s’épilait les sourcils, elle serait pendue par les arcades sourcilières lors du jugement dernier ! « Dieu nous a créées telles que nous sommes et nous ne devons en rien changer son œuvre ! » Je fis mon brushing et m’éclipsai discrètement. Il n’y a vraiment plus de place pour se réfugier loin de la bêtise. Pas même un salon de coiffure censé nous rendre plus belle.
Je deviens soudain nostalgique de nos soirées d’antan où, quatre générations confondues, nous nous réunissions pour les soirées boukala. J’entends encore mon arrière-grand-mère, Mani, réciter cette boukala salace qui faisait joyeusement rire toute l’assemblée et qui se moquait gentiment de la personne destinataire de la boukala.
Tmeniteâad Lalla, miatemâarouka,
miatekrâachrabfetakmaftouha,
anab’laseroual ou hyab’la fouta.
J’ai désiré chez ma belle, mille galettes,
Mille bouteilles de vin sur sa fenêtre ouverte
Moi sans pantalon et elle sans jupon.
Je me souviens, pendant la guerre de libération, de mon grand-père, qui adorait faire des discours moralisateurs, rentrer dans le salon où nous étions assises avec mes cousines, et nous poser la question suivante avec ses beaux yeux gris malicieux qui s’allumaient comme s’il avait gagné d’avance : « Qu’est-ce qui est plus dangereux, mille canons ou un Marabout ? Nous avons répondu en chœur : « Mille canons ! », effrayées que nous étions par le bruit des bombes de l’OAS qui devenaient de plus en plus nombreuses.« Mais non, idiotes, réfléchissez une minute. Même si les canons tuent mille ou deux mille personnes, le marabout va neutraliser un village entier !».
Plus tard, lorsque les salafistes ont commencé à fleurir dans notre quartier, avec leurs barbes et kamis, il les houspillait, les traitant d’ignorants, de fainéants. « Allez travailler, créez, fabriquez au lieu de passer des heures à discuter de choses vides ».
Mon grand-père, est né en 1899… Indépendance, qu’as-tu fait de nous ?
Samia Chabane