Irak-Syrie : une tradition commerciale ancestrale héritée de la Mésopotamie

Irak-Syrie : une tradition commerciale ancestrale héritée de la Mésopotamie

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Les palais assyriens de Nimroud en Irak représentés sur une lithographie. (EILEEN TWEEDY / THE ART ARCHIVE / AFP)

Alors que la zone irako-syrienne est le théâtre de conflits armés depuis plusieurs années, elle fut, bien des siècles avant notre ère, le berceau d’une des grandes civilisations du monde antique où prospérait un vaste commerce et où se développaient les instruments et les idées économiques comme les règles de droit.

C’est entre le Tigre et l’Euphrate, au sein du Croissant fertile, qu’émerge la civilisation mésopotamienne, du VIème au Ier millénaire avant Jésus-Christ : le terme Mésopotamie signifie d’ailleurs littéralement « le pays entre les deux fleuves ». Au sein de territoires appartenant aujourd’hui à l’Irak et à la Syrie, les mésopotamiens développent l’agriculture et ont à gérer des problèmes liés à l’irrigation, qui nécessitent la construction de canaux. De nombreuses Cités-États se développent, comme Ur, Uruk, Lagash ou Eridu. On doit aux mésopotamiens l’invention de la bière, le développement des mathématiques ou bien encore celui du droit, avec le fameux Code d’Hammourabi. Sur le plan économique, c’est en Mésopotamie que serait née la monnaie en argent. Des réflexions sur le fonctionnement des marchés et des prix émergent également.

Émergence de l’écriture, de la comptabilité et de la monnaie à Babylone :

Si le commerce et les déplacements sont restreints à l’Âge du fer, lors du Ier millénaire avant Jésus-Christ, la période précédente de l’Âge du Bronze est, à l’inverse, le théâtre d’un commerce à longue distance. Vers le IIème millénaire avant notre ère, un vaste réseau commercial se constitue entre trois cités : Kanesh, en Anatolie, au coeur de l’actuelle Turquie, et deux villes qui se trouvent aujourd’hui en Irak : Assur, en Assyrie, et, plus au sud, Babylone. Ces trois villes échangent notamment des étoffes et de l’étain, contre de l’or et de l’argent[1].L’invention de l’écriture cunéiforme, vers 3300 avant Jésus-Christ, sert notamment à la comptabilité, dans le cadre de ce commerce.

En effet, à partir du règne du roi Nabonassar (747-734 avant Jésus-Christ), les prêtres de Babylone publient régulièrement des journaux astronomiques, sur lesquels ils inscrivent les positions des astres, notamment celle de Sirius, le plus brillant. En annexe, on y trouve le niveau de l’Euphrate, qui coule à Babylone, mais aussi six prix enregistrés sur le marché, toujours les mêmes. Il s’agit des prix de l’orge, des dattes, d’une plante appelée « moutarde » (kasû), du cresson, du sésame et de la laine[2]. Ces prix sont libellés en sicles d’argent, la devise utilisée dans le monde mésopotamien, où l’on utilise, pour la première fois, l’argent comme monnaie. Fort de 8,33 grammes d’argent, le sicle mésopotamien l’une des premières monnaies de l’Histoire. Ce développement du commerce et de la monnaie s’accompagne de réflexions sur ce que sont les marchés et les prix.

Carte de la Mésopotamie

Réflexions sur les marchés et les prix en Assyrie :

Si, à Babylone, on développe la comptabilité, à Assur, on réfléchit à la notion de marché. Deux termes différents sont employés pour évoquer le marché : maḫīrum et kārum. Désignant originellement la quantité de biens obtenue lors d’un échange contre un sicle d’argent, c’est-à-dire un taux d’échange, la notion de maḫīrum évolue pour désigner la place de vente ou place de marché. La notion de kārum évolue en sens inverse : elle fait d’abord référence au quai de déchargement, puis au quartier des commerçants et/ou à un taux d’échange[3]. Ainsi, le concept de marché évolue dans le monde assyrien, et peut désigner un espace d’échange plus ou moins précis, une transaction bilatérale ou bien encore ce qui est « bon marché » contre une unité de monnaie.

Les commerçants assyriens distinguent alors plusieurs formes d’évolutions des prix sur les marchés. Le concept de batqum désigne la progression des prix liée à la rareté de la marchandise elle-même[4] : avec notre vocabulaire contemporain, on parlerait de contraction de l’offre qui provoque une hausse du prix du bien. À l’inverse, le terme de waqarum désigne lui un prix élevé en conséquence d’une forte demande[5]. Enfin, la notion de mādum fait référence à une situation favorable, d’abondance de marchandises, où le prix est faible[6]. Les marchands assyriens sont habitués à l’ensemble de ces situations, comme à celle du « marché plat », caractérisé par de faibles volumes de transactions, ou bien encore à celles des ventes à perte en cas de conflit militaire. Pour s’épargner de telles déconvenues, ces marchands, croyants, consacrent une partie de leurs gains au temple d’Assur.

Pour évaluer le caractère juste de leurs transactions, ils se réfèrent au concept de « juste prix »[7], un concept qui a fait l’objet de nombreuses réflexions dans l’Histoire, notamment de la part d’Aristote ou de Saint Thomas d’Aquin. Il apparait dans la pensée mésopotamienne : « Celui qui n’a pas eu connaissance du juste prix, que le dieu Shamash l’en informe ! » aurait affirmé le prince mésopotamien de Suse, d’après une brique datant de 1900 avant notre ère, aujourd’hui exposée au musée du Louvre[8]. Dans la civilisation mésopotamienne, le juste prix correspond au prix moyen, que connaissent ceux qui ont une pratique courante des affaires. Mais en matière de justice, rien ne vaut mieux que des règles de droit.

Le Code d’Hammourabi règlemente le remboursement des dettes :

Sixième roi de la dynastie amorrite établie à Babylone, Hammourabi a eu un règne long, de 1792 à 1750 avant notre ère. Il doit sa célébrité à son fameux code, découvert en 1901 sur une stèle par l’archéologue Jacques de Morgan. Le Code d’Hammourabi est le document juridique le plus complet des Cités-États mésopotamiennes. Il ne s’agit pas de lois juridiques générales, mais d’un recueil de décisions de justice rendues par le roi. Hammourabi fit ériger des stèles dans tout son royaume « afin de proclamer la Justice en ce pays, de régler les disputes et réparer les torts ».

En ce qui concerne les questions relatives aux dettes, les décisions d’Hammourabi vont dans le sens d’une protection des plus faibles. Par exemple, le paysan endetté qui pâtit de mauvaises conditions climatiques n’est pas tenu d’honorer ses dettes: « Quiconque est débiteur d’un emprunt, et qu’un orage couche le grain, ou que la récolte échoue, ou que le grain ne pousse pas faute d’eau, n’a besoin de donner aucun grain au créancier cette année-là, il efface la tablette de la dette dans l’eau et ne paye pas d’intérêt pour cette année[9]. » Selon qu’un capital est perdu ou dérobé, le roi tranche en faveur du remboursement ou de l’annulation de la dette: « Lorsqu’un marchand confie une somme à un courtier pour placements, et que le courtier subit des pertes dans les lieux où il voyage, il doit reconstituer le capital du marchand. Lorsque, pendant un voyage, un ennemi lui prend tout ce qu’il possède, le courtier doit prêter serment devant Dieu et il est alors libéré de tout engagement[10]. » Quant à l’esclavage pour dette, il est limité dans le temps: « Si quiconque omet d’honorer une créance pour dette, et se vend lui-même, sa femme, son fils, et sa fille contre de l’argent ou les donne au travail forcé, ils travailleront pendant trois ans chez celui qui les a achetés, et seront libérés la quatrième année[11]. » En dépit de ces quelques exceptions, le code d’Hammourabi souligne l’importance qu’il y a à honorer ses dettes et cette question est traitée avec une grande rigueur dans le monde mésopotamien.

À l’heure où les forces progressistes semblent reprendre du terrain, l’espoir renaît pour que l’entièreté de cette région du monde redevienne une zone de commerce, de réflexion économique et d’état de droit, comme elle le fut à une époque lointaine.

Références :

[1] Cécile Michel [2001], Correspondance des marchands de Kanis au début du IIème millénaire avant Jésus-Christ, Les Éditions du Cerf, pp. 171-175.

[2] R.J. Van der Spek, Commodity Prices in Babylon 385-61 BC, édition électronique : http://www.iisg.nl/hpw/babylon.php.

[3] K. R. Veenhof [1972], Aspects of Old Assyrian Trade and Its Terminology, E. J. Brill, pp. 389-390.

[4]Ibid., p. 383.

[5]Ibid., p. 443.

[6]Ibid., pp. 382-383.

[7] Karl Polanyi [2011], La subsistance de l’Homme. La place de l’économie dans l’histoire et la société, Flammarion.

[8]Brique inscrite de Attahushu, prince de Suse, vers 1900 avant J.-C.Département des Antiquités orientales. http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=17162

[9] Code d’Hammourabi, traduction française d’après L. W. King, article 48.

[10]Ibid., articles 102 et 103

[11]Ibid., article 177.

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